Là-bas ou ici, on s’interroge sur ce que l’École doit dire aux enfants de l’Histoire du pays dans lequel ils vivent. À titre de contre-exemple, il y a quelques années, un ministre de l’Éducation du Mexique voulait faire commencer l’Histoire à la Conquête et supprimer des programmes d’avant. Si les protestations ont eu raison de cette « réforme », ce ministre, à ma connaissance, n’a pas été révoqué pour bêtise. Comme dans tout pays, chaque habitant en est, peu ou prou, un composite. Il est donc important qu’il apprenne d’où il vient et comment et pourquoi il a à faire avec ce sur quoi il est construit, ce sur quoi ses contemporains des groupes et ensembles sociaux qui l’environnent sont construits, sur quoi ses différents ancêtres se sont construits. On ne fait pas table rase des passés croisés. On ne peut vivre hors de ses contemporains.
De l’affabulation
En France, périodiquement, après chaque événement terrifiant, on se demande quelle médiation choisir pour alerter les plus jeunes à propos de la destructivité et du nihilisme et sur les différentes idéologies épurationnistes disponibles dans l’air du temps. À cette fin, on donne à entendre des récits des épisodes de l’extrême représentés, en particulier par Auschwitz, lieu emblématique des folies appelées à tort génocidaires puisqu’en usant du terme de génocide, on se réfère à un concept biologique : le gène. On fait ainsi perdurer, qu’on le veuille ou non, l’idée qu’il existe des races humaines ou différents genres humains et qu’opère une hiérarchie, inférée comme non évolutive, c’est-à-dire ancrée dans la nature même des gènes, là depuis toujours et pour toujours, le Créationnisme en est une figure. Cette idée est une affabulation. Elle est délire et déréalisante. Dans le même temps, on ne parle pas assez de la Kolyma et du système totalitaire soviétique. Pourquoi ? Or, si chaque être humain est biologiquement unique et psychiquement unique, il n’y a qu’une humanité et nous sommes tous semblables. Pour parler d’Auschwitz, en transmettre la mémoire et toucher la sensibilité autant que développer la raison, on peut encore inviter les derniers survivants.
Comment rendre un individu sensible à autrui ? Comment écoute-t-on un professeur parler, un savant parler, quelqu’un d’autre parler ? Dans la famille, comment les parents racontent-ils à leurs enfants l’histoire de leurs ascendants ou leur propre histoire ? Qu’entendent les enfants quand on leur en parle ? Autant de questions que nous avons à nous poser et à revisiter périodiquement. Chaque individu évalue ce qu’il entend du monde à l’aune du modèle d’explication présent dans son milieu familial, ainsi qu’à l’aide des théories infantiles et imaginaires qu’il s’est construites, pour donner du sens et des explications à sa propre expérience de vie, théories qui proviennent du processus complexe d’intériorisation-subjectivation, et en même temps, d’un processus de fantasmatisation, au cours duquel, l’individu procède à des généralisations. Les théories ainsi édifiées, intérieures, inconscientes, portant sur l’histoire ou la biologie, fournissent à l’individu des jugements ayant à ses yeux une valeur de portée générale, comme exprimant et établissant en même temps une vérité générale. Par ce fonctionnement de la psyché, la singularité d’une expérience subjective et de la théorie personnelle de cette expérience ne sont pas reconnues et suggèrent à l’individu qu’il a une connaissance de la vérité subjective de tous les autres, une vue objectivante, ce qui est une vue de l’esprit. C’est pourquoi, si l’on veut que les enfants s’intéressent à l’Histoire, telle qu’elle est racontée dans les manuels scolaires et par la bouche des professeurs, on ne doit pas ignorer ce processus ou ce va-et-vient constant entre subjectivation et objectivation qui passe par la discussion avec les autres soutenue par une curiosité éthique pour la vie des autres.
L’enfant institué comme sujet social et historique
Si l’individu ne peut tirer partie de ce qu’il entend de la grande Histoire pour analyser et éclairer la sienne, il ne peut s’intéresser aux entités historiques enseignées à l’École. Réciproquement, si ses parents ne lui ont rien raconté de leur histoire et de celles de leurs parents, l’enfant ainsi entouré, est coupé de son passé et risque fort de manquer l’expérience de la profondeur du temps et de se rétracter devant un discours d’École qui lui commande de penser que l’Histoire c’est important, alors qu’il n’y reconnaît rien de sa vie, qu’il ressent par là-même niée, par l’École, alors qu’elle est déjà passée sous silence dans sa parenté. C’est une véritable humiliation pour lui et ceux dont il provient, si la société ne l’institue pas comme sujet social et historique quand sa famille ne sait déjà pas le faire. En outre, bien des parents taisent délibérément leur histoire quand celle-ci a été jalonnée de douleurs. Ceux-là disent qu’ils ne parlent pas du passé pour ne pas faire de peine à leurs enfants, qu’ils veulent épargner. D’autres la taisent sans pouvoir donner une raison liée à l’attention qu’ils portent à leurs enfants.
Quand on veut transmettre la grande Histoire par l’École, il est nécessaire de ne pas oublier que, pour chaque individu, un lien éclairant doit pouvoir être montré entre la grande Histoire et les histoires singulières des familles. C’est à cette condition que Histoire et histoire peuvent, l’une et l’autre prendre sens pour le sujet. Il y a là un espace de complémentarité et d‘alliance éducative hautement nécessaire entre l’École et les Familles.
Sur un autre plan, rappelons que le silence d’un parent ou des deux parents sur leur histoire a de nombreux effets d’entrave sur le développement psychique dans les différentes dimensions de l’activité psychique, il peut même installer dans la psyché un fort interdit d’apprendre et de savoir.
L’Histoire et l’histoire sont importantes à raconter car elles constituent des éléments du socle généalogique d’un individu, il lui reste à les assimiler et à les lier. Ce sont ces éléments reçus et intériorisés, s’ils sont solides, fiables, qui permettent à la fois de se sentir en continuité suffisante avec ses prédécesseurs immédiats et ses ancêtres et, en même temps, de s’adapter à son temps, comme il est nécessaire de le faire depuis la fin des modes de vie en société traditionnelle où l’avenir n’était garanti que par la reconduction à l’identique de la gestuelle des générations antérieures.
Apprendre à donner des récits de son histoire
Ce sont ces récits croisés, subjectivés et objectivés, qui donnent envie de grandir et donnent le sentiment de la réalité de l’existence, de sa place et de son rôle dans le relais des générations, et la conviction que la vie vaut la peine d’être vécue, que les savoirs transmis ont une véritable utilité — utilité et utilitarisme ne sont pas deux idées équivalentes — et qu’ils donnent accès à la construction et à la conscience du sens vécu ou au remaniement du sens vécu quand celui-ci a pris une qualité traumatique, trouant ainsi la vie psychique. Pour que ces processus puissent se produire en chacun, il est impératif que les parents racontent leur histoire et l’histoire de leurs parents. Certes, quand leur vie a été fort chaotique, malheureuse, traumatique, pleine d’embûches et de souffrances, les parents doivent faire d’abord eux-mêmes un travail de pensée avant de raconter leur histoire afin de ne pas la taire mais aussi de ne pas la dire de façon brute, ou de ne pas passer leur vie à s’en plaindre. Se plaindre devant ses enfants, c’est leur inculquer que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue pendant que d’autres en profitent, que le monde n’est qu’injustices. Or, le monde est à la fois fait de bonnes et de mauvaises choses, à l’image de l’être humain qui est capable du meilleur comme du pire. Lutter avec et contre la dépressivité humaine et ses retombées destructrices et nihilistes est sans doute un programme de travail immense.
Il faut apprendre à ne pas transmettre le fonctionnement psychique alternatif qui fait passer de la position de l’effondrement auto-dépréciatif et dépressif autodestructeur au délire paranoïaque hétérodestructeur. Il est donc hautement souhaitable que les parents apprennent à donner des récits de leur histoire à leurs enfants, sans passer sous silence leurs douleurs, qui montrent, comment ils s’en sont plus ou moins bien ou mal débrouillés sur un mode qui montre qu’ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ce travail de mise en récit ne peut se faire qu’avec d’autres. Pensons les lieux et les formes collectives pour faire école pour les parents1.
André Sirota, Président des Ceméa
Notes :
1 On peut lire utilement l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines. Paris, coll. « Points », Seuil, 1999.